June 6, 2011

Un Pomerol 1990

Après mon premier marathon, à Ottawa, le 29 juin dernier, mon petit frère m'a offert un cadeau de la victoire : un Château Domaine de L'Église, Pomerol 1990, une folie que j'ai partagée avec ma famille de chums un soir de BBQ. Une amie m'a récemment demandé ce que ça goûte, un pomerol 1990. Voici ce que je lui ai répondu :


Un Pomerol 1990, ça te regarde, du haut de la tablette de l'armoire. Quand tu le prends, il a l'air vieux, pesant. Ça fait longtemps qu'il t'attend. Quand on l'a mis là, dans sa bouteille, j'avais 18 ans...

Tu le manipules avec soin, parce que tu ne veux pas le brasser. Tu le déposes gentiment sur le comptoir, puis tu prends ton meilleur ouvre-bouteilles, celui que tu n'utilises jamais parce que tu ne veux pas lui gâter la lame. Tu fais plusieurs tours de goulot pour être sûr de faire une coupe franche, puis tu révèles le bouchon. Le liège est craquant, sec. Bon signe.

Tu pousses doucement le tire-bouchon et tu essaies de ne pas faire d'éclisses de liège. Tu tournes, mais tu t'assures de pas faire percer la pointe de métal à l'autre bout du bouchon; ça ferait tomber des petites schnouttes dans ton chef-d'oeuvre...

Tu tires. Au début, ça ne vient pas du tout. C'est un vieux bouchon, il a pas envie de se laisser faire. Alors tu insistes, mais doucement. Tu te sens soulagé quand il commence à glisser en couinant, et tu es ému lorsqu'il sort enfin du goulot, presque sans bruit parce qu'environ 1/5 au bas du bouchon est complètement imbibé d'une magnifique couleur pourpre.

Quand tu l'approches de ton nez, il sent encore l'arbre, mais cette odeur est mélangée avec celle du vin, et aucune âcreté n'est détectable : le vin n'est ni tourné, ni bouchonné. Il est prêt.

Avec toute l'attention que tu peux y mettre, tu approches le dessus de la bouteille de la carafe, puis tu descends les deux en même temps juqu'à ce qu'un petit filet de vin se mette à descendre à l'intérieur. Tu y vas aussi tranquillement que tu peux, pour éviter que le vin ne fasse des bulles. Il n'a pas besoin d'oxyder, c'est ce qu'il fait bien tranquillement depuis 21 ans déjà. Aux premiers signes que le fond approche, tu ralentis et tu laisses, avec grande tristesse, un peu du précieux liquide au fond de la bouteille. Pour être bien sûr que c'est de la lie, tu verses tranquillement ce qui reste dans un verre, que tu portes à la fenêtre. Juste à la vue de la texture trouble et granuleuse, tu sais que tu as bien fait de te retenir de tout verser dans la carafe.

Après un petit repos d'une vingtaine de minutes, l'ambiance est à son comble; c'est le temps de boire. Tu verses à chaque ami aux grands yeux excités un beau petit fond de rubis dans un verre à dégustation, et tu te regardes pas trop parce que tout le monde est un peu trop ému, ça fait pas très viril... Alors les nez se penchent dans les verres, ça tournoie un peu, ça recommence. On apprécie la viscosité du liquide, qui demeure longtemps sur les parois du verre. La couleur étonne, car elle est encore d'un rouge éclatant, alors qu'un vin de cet âge est habituellement brunâtre ou mauve. Puis les regards se relèvent. Poussent alors dans les visages des vrais amateurs de vin un sourire qu'on ne voit pas souvent : on a dans les mains une véritable oeuvre d'art.

La première gorgée est presque stressante. On veut tout capter, on se demande avec anxiété ce que l'expérience nous réserve, on pense à mille choses. On roule un peu sur le palais, on se mouille la langue, on avale. Au début, on dirait que ça ne fait pas grand-chose. Puis, le miracle se produit.

Tout devient calme. Il y a déjà de longues secondes que le vin est avalé, mais il persiste avec une grâce et une élégance incomparable dans tout ton corps. Il envahit ta bouche, ton nez, ta gorge. Il te fait résonner comme une harmonique. T'as presque le goût de pleurer.

Maintenant que tu as compris ce qui trône dans ton verre, tu peux en prendre une véritable gorgée. Là, c'est l'euphorie. Une explosion de saveurs et d'arômes, un mélange parfait qui te danse dans la bouche. Il n'y a pas d'acide, les tannins agressifs et pointus ont été polis par des années de calme et de repos, en silence. Il ne reste que l'essence même du vin, son esprit, son âme. Il se dévoile, et toi, tu l'admires. Tu te sens chanceux, privilégié.

Tu regardes tes amis un par un, abasourdis, ébahis, ravis, souriants. Tu leur lèves ton verre, ils en font de même. Et pour le reste de la soirée, chaque fois que tu répéteras ce geste, ça sera une vraie fête.

Des mois plus tard, même des années, tu te souviendras de cet état d'esprit, de ce moment absolument magique où tu as touché au génie d'hommes et de femmes, à l'autre bout du monde, qui t'ont patiemment préparé ce cadeau pendant plus de la moitié de ta vie. Et tu seras reconnaissant, ému et grandi.



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